Ma joie fut de courte durée. Je n'aurais pas pu imaginer ce qui m'attendait. Ce nouveau commando lui aussi n'était composé que d'homosexuels. Il y avait bien quelques juifs, mais ceux-ci ne revenaient jamais vivants le soir. Dans ce commando aussi, la vie des déportés ne comptait pas, qu'ils soient juifs ou homos.
Nous avions des brouettes et nous devions transporter de la terre pour faire une butte destinée à retenir les balles derrière les cibles du stand de tir. Au début c'était assez calme : nous transportions la terre et, lentement, la butte prenait forme. Cependant, après quelques jours, des groupes de SS vinrent pour s'entraîner au stand de tir pendant que nous, nous travaillions. Naturellement nous ne voulions pas continuer pendant les exercices. Mais les kapos nous y contraignirent en nous menaçant de leurs gourdins ou de leurs fouets. Les balles sifflaient dans nos rangées. Beaucoup de nos camarades tombaient, certains blessés d'autres mortellement atteints. Et bientôt nous nous aperçûmes que les SS au lieu de tirer sur les cibles préféraient nous viser, nous les déportés : ils faisaient la chasse aux conducteurs de brouette.
Chaque jour, il y avait donc des morts et des blessés dans notre commando. Et chaque matin nous partions au travail remplis d'effroi, sachant pertinemment qu'un certain nombre d'entre nous ne reviendraient pas vivants le soir. Nous étions devenus le gibier des SS : ceux-ci se réjouissaient à grands cris lorsque l'un d'entre nous roulait à terre.
Extrait de Les Hommes au Triangle Rose, de Heinz Heger, éditions Persona. (lire également le récit de Pierre Seel) .
Illustration : Appel des détenus. Dessin de Walter Timm, Cycle Sachsenhausen (1945), condamné au titre du §175 et déporté au camp de Sachsenhausen de 1943 à 1945. (Orig : Homosexuelle Männer im KZ Sachsenhausen, Joachim Müller und Andreas Sternweiler, Schwules Museum Berlin, Verlag Rosa Winkel, 2000.)
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