Le texte ci-dessous n'a pas de rapport direct avec la déportation des homosexuels. J'ai découvert cette histoire dont j'ignorais tout en lisant la postface du recueil de photos publié par Erich Hartmann, Dans le Silence des Camps (Editions de La Martinière).
Il m'a semblé que cette histoire devait être connue, qu'elle ne devait pas être oubliée, car ce martyre constitue à mes yeux l'épitome de la réalité nazie.
Je vous en livre le récit pour respecter l'inscription qui figure dans le jardinet : ICI, RESPECTEZ LE SILENCE. DEHORS, NE RESTEZ PAS SILENCIEUX.
Franck Dennis, webmaster, juillet 2002
Dans les années trente, Erich Hartmann a quitté l'Allemagne en compagnie de ses parents pour fuir le nazisme et se réfugier aux Etats-Unis. Engagé dans l'armée américaine, il a combattu les nazis en Europe. Photographe de profession, il est revenu, des années après la fin de la guerre, effectuer un pélerinage dans les anciens camps de concentration nazis. Ce passage est extrait du journal de sa femme, Ruth, qui l'accompagnait dans son périple.
"A chaque fois que l'on pense avoir plongé aux plus grandes profondeurs de la cruauté humaine, un nouvel abysse se profile. Après toutes les horreurs que j'avais vues, tous ces lieux témoins d'une immense souffrance humaine provoquée par l'homme, comment pouvais-je imaginer pire ?
Dans un quartier industriel de Hambourg se trouve une petite roseraie, non loin d'un des nombreux canaux de la ville. De forme irrégulière, ce jardin est entouré de palissades de bois qui le séparent d'un côté d'une grande route très fréquentée, et de l'autre de la cour de récréation d'une école élémentaire. Par cette matinée pleine de vent, de petits enfants vêtus de couleurs vives sautaient tout heureux à pieds joints dans les flaques gelées, jusqu'à ce qu'un instituteur les guide vers des jeux moins dangereux.
A l'autre extrémité de la cour se dresse l'école de Bullenhuser Damm qui était, sous les nazis, une dépendance de Neuengamme, le camp de concentration proche de Hambourg. Elle est maintenant rebaptisée Ecole Janusz Korczak, en souvenir du responsable de l'orphelinat de Varsovie qui mourut avec ses enfants dans une chambre à gaz de Treblinka.
Quelques jours avant la fin de la guerre, vingt enfants juifs furent amenés ici par les SS, dans cette école de Bullenhuser Damm, avec deux médecins français et deux Néerlandais, leurs serviteurs, tous prisonniers. En novembre 1944, ces enfants, dix garçons et dix filles (les nazis étaient toujours méthodiques), âgés de cinq à douze ans, avaient été transférés d'Auschwitz à Neuengamme, où ils furent soumis à des expériences médicales par le médecin SS Kurt Heissmeyer. On transmit aux enfants la tuberculose. Ils furent très malades et l'on préleva leurs ganglions lymphatiques pour des examens. La nuit du 20 avril 1945, alors que les troupes britanniques approchaient de Hambourg, les SS emmenèrent ces enfants et les quatre prisonniers vers la chaudière de la cave de l'école, où ils furent tous pendus. Pendus. Les plus jeunes avaient cinq ans.
Il y eut des millions de victimes à Auschwitz mais on a du mal à imaginer un seul million de victimes. La réalité de ces millions de vies torturées et d'horribles meurtres est difficile à appréhender. En revanche, dans l'atrocité de cette pendaison de vingt petits enfants, l'imagination retrouve ses marques. Certains de ces enfants avaient peut-être à peine trois ans lorsqu'ils furent arrachés de leurs foyers en Italie, en France, en Pologne, en Hollande, en Yougoslavie, transportés sur des centaines de kilomètres dans des wagons infects, séparés de leurs familles, transportés de nouveau, torturés, méthodiquement et longuement, avant d'être détruits, pendus dans une cave. Cela, on peut l'imaginer. Témoignent ainsi pour des millions de victimes :
Marek James, six ans, de Radom, en Pologne,
H. Wassermann, une fillette de huit ans, polonaise,
Roman Witonski, six ans, et sa soeur âgée de cinq ans,
Eleonora, de Radom, en Pologne,
R. Zeller, un garçon de douze ans, polonais,
Eduard Hornemann, douze ans, et son frère,
Alexandre, neuf ans, d'Eindhoven, aux Pays-Bas,
Riwka Herszberg, une fillette de sept ans, de Zdunska Wola, en Pologne,
Georges-André Kohn, douze ans, de Paris,
Jacqueline Morgenstern, douze ans, de Paris,
Ruchla Zylberberg, une fillette de huit ans,
Edouard Reichenbaum, dix ans,
Mania Altman, cinq ans, de Radom, en Pologne,
Sergio de Simone, sept ans, de Naples,
Marek Steinbaum, dix ans,
W. Junglieb, garçon de douze ans,
S. Goldinger, fillette de onze ans,
Lelka Birnbaum, fillette de douze ans,
Lola Kugerman, douze ans,
B. Mekler, fillette de onze ans.
Devant les abominations de Treblinka, de Sobibor et de Belzec, de Dachau, Birkenau, Chelmno et de tant d'autres lieux, on peut ressentir de la colère, de la tristesse, de la pitié, de la rage, une nausée, une horreur de la race humaine, mais dans ce petit jardin de roses, derrière l'école de Bullenhuser Damm, on ne peut que pleurer.
Le faible soleil hivernal illuminait dans les buissons de roses la pointe de vert éclatant de quelques bourgeons précoces. Puis un nuage noir arriva et une pluie glacée tomba sur le jardin pendant que je restais là, à lire ces noms sur des plaques fixées à la palissade.
De même que le meurtre de ces enfants témoigne de ceux de millions d'êtres, l'inscription qui figure dans ce jardinet vaut pour tous ces lieux de terreur et de mort :
ICI, RESPECTEZ LE SILENCE
DEHORS, NE RESTEZ PAS SILENCIEUX.
Extrait de Dans le silence des camps, de Erich Hartmann, Editions de La Martinière,1995.
Photo : l'école de Bullenhuser Damm.
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