La "dénégation" du triangle rose Propos de Michel Celse, recueillis par Blandine Grosjean
Le lundi 30avril 2001
Jeudi dernier, l'Etat français, par la voix de Lionel Jospin, a reconnu pour la première fois aux homosexuels le statut de victimes du nazisme. Le gouvernement a promis de constituer une commission historique sur ce sujet oublié par les historiens. Michel Celse, l'un des rares spécialistes français fiables, est germaniste. Il a collaboré à un ouvrage collectif intitulé Consciences de la Shoah (1). Il participe également aux travaux du mémorial pour la déportation des homosexuels.
En quoi a consisté la politique nazie de lutte contre l'homosexualité ?
Il s'agissait de préserver la race «aryenne» du péril de dépeuplement qui menaçait le Reich. La déportation est l'aspect le plus atroce d'une palette de mesures répressives. Les nazis ont répertorié une centaine de milliers d'homosexuels en Allemagne. 60 000 ont été envoyés en prison, 10 000 à 15 000 en camps de concentration et, parmi ceux-ci, 60 % y sont morts. Ils ont connu un sort particulièrement atroce parce qu'ils n'ont jamais bénéficié de la solidarité des autres déportés, étaient particulièrement soumis aux sévices sexuels et aux expérimentations médicales.
Quelle a été l'ampleur de cette politique en France ?
La lutte contre l'homosexualité concernait prioritairement les populations considérées comme allemandes: elle a sans doute été rigoureusement appliquée en Alsace-Moselle (zone annexée) et en zone occupée, chaque fois qu'un homme entretenait des «relations» avec un Allemand. En 1940, quand les Allemands sont rentrés en Alsace-Moselle, ils ont bénéficié de la collaboration des services de police, qui leur ont fourni des listes. Sur la base de documents de la Gestapo, mais qui restent lacunaires, on trouve trace en Alsace de l'arrestation entre juin 1940 et avril 1942 de 110 homosexuels (2), dont Pierre Seel, le seul rescapé des camps répertorié, qui n'a témoigné qu'en 1982 (3). Tout l'enjeu de la commission historique promise est là: il faut un accès aux archives des ministères de l'Intérieur et de la Défense.
Comment expliquer le silence de cinquante ans sur cette histoire ?
Dans les camps, les homosexuels étaient perçus comme des droits communs et, à la Libération, on ne leur a pas reconnu le statut de victimes du nazisme. D'ailleurs, les rafles ou tortures d'homosexuels avaient suscité la même indifférence, sinon l'assentiment, des populations. Sur le plan pénal, les lois antihomosexuelles, renforcées par les nazis, sont restées en vigueur jusqu'à la fin des années 60 en Allemagne, et, en France, Vichy avait promulgué ses textes. Le témoignage des homosexuels était socialement inaudible, impossible et dangereux.
Quel est l'enjeu historique de cette reconnaissance?
Il s'agit de faire toute l'histoire du nazisme et des camps, c'est-à-dire de toutes les catégories de victimes. On ne saurait parler, concernant les homosexuels, de «solution finale» ou même d'extermination systématique. Contrairement à l'appartenance religieuse ou ethnique pour les juifs et les tziganes, l'orientation sexuelle à elle seule ne signifiait pas automatiquement la mort. Mais le devoir de mémoire et d'histoire envers les victimes homosexuelles des nazis n'en est pas moindre. Il en va tout simplement de ne pas perpétuer la partition inhumaine et haineuse que les nazis surent instaurer entre les catégories de déportés. A la différence des autres, les homosexuels ont été confrontés à une véritable dénégation de leur histoire, y compris de la part des autres déportés. Les historiens n'ont pas fait leur travail, il est plus que temps de s'y mettre.
(1) Sous la direction de Philippe Mesnard, Editions Kiné.
(2) Source: Günter Grau (Ed.), Homosexualität in der NS-Zeit - Dokumente einer Diskriminierung und Verfolgung , Francfort/Main.
(3) Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel. Calmann-Lévy.
|
A Lille, une sonnerie aux morts pour tous
Des homosexuels tolérés au Jour du souvenir pour les victimes des camps Par HAYDÉE SABÉRAN Lille, le 29 avril 2001, correspondance
|
Cela avait très mal commencé. D'un côté, les associations de résistants déportés, d'anciens combattants, de membres de la communauté juive et une délégation œcuménique. De l'autre, une cinquantaine de militants homosexuels de l'association lilloise les Flamands roses, interdits d'accès au monument aux morts, massés derrière des barrières métalliques, sous la surveillance de la police. Les premiers possédaient un carton d'invitation, les autres pas. Il aura fallu la médiation de Marc Santré, adjoint vert à la mairie de Lille, pour qu'une partie des seconds puissent franchir les barrières et rejoindre les premiers.
L'adjoint vert a parlementé avec la police. Les barrières s'ouvrent. Isabeth Flamencourt, présidente des Flamands roses, a rangé son triangle rose, qu'elle arborait au coin de la veste, et se mêle à la foule «sans signe distinctif», selon les consignes du préfet, soucieux de ne pas froisser les associations. Elle a pris la main de sa compagne et s'est jointe aux petits groupes de résistants, de juifs, et d'anciens combattants qui sont entrés dans la crypte pour se recueillir.
Beaucoup de visages âgés, de médailles rutilantes. Quelques enfants et presque pas de jeunes, sauf les Flamands roses. Un membre de la communauté juive désapprouve: «Je ne suis pas sûr que leur présence se justifie. Pour moi, c'est surtout un prétexte pour manifester, réclamer des droits.» Son voisin nuance: «Ce ne sont pas des pestiférés. Ils sont venus honorer les morts, ils doivent avoir leur place. L'an dernier, on [la police, ndlr] leur a tapé dessus, ce n'était pas normal.»
La sonnerie aux morts retentit. Les vieux combattants se raidissent, les drapeaux se baissent. Pour la première fois depuis dix ans, une gerbe est déposée au nom de tous, sans incident. Elle est en forme de triangle rouge, le symbole des déportés résistants. La cérémonie est terminée. Les Flamands roses ont le droit de déposer leur gerbe. «Ce sont les seuls jeunes. Ce sont eux qui transmettront la mémoire. Les déportés devraient être fiers de les avoir à leurs côtés», remarque Eric Quiquet, adjoint vert. «La mémoire doit être collective, pas sélective», ajoute Danièle Polliautre, adjointe sans étiquette. Les socialistes, eux, ne s'attardent pas pour la seconde cérémonie. La caméra de France 3 s'approche des Flamands roses. Une dame s'éloigne et gémit: «Et en plus, c'est eux qui passent à la télé.»
A Lille, il faudra plus qu'une circulaire ministérielle floue pour que les associations d'anciens déportés acceptent la présence officielle des homosexuels à leurs côtés. Elles l'ont refusée depuis dix ans. Motif: «Il n'y a pas eu de Français déportés en tant qu'homosexuels. Des triangles roses allemands, oui, il y en a eu. Pas des Français. Or, cette cérémonie n'est pas internationale, elle est nationale», assure Michèle Deconninck, présidente d'une association de résistants déportés, ancienne déportée à Dora. Isabeth Flamencourt en convient: «Les homosexuels ont été déportés par Vichy en tant que prisonniers de droit commun, ou en tant qu'"asociaux". Mais ils ont été déportés parce qu'ils étaient homosexuels, sur la base de fichiers de police, ou parce que des homosexuels ont lâché des noms sous la torture» .
|
Libération, le 30 avril 2001
.
|