210 homosexuels ont été déportés à partir de la France : c'est ce qu'affirme une commission historique.
Ce document, qu'"Illico" présente en exclusivité, est une révolution car, jusqu'ici, on ne connaissait que le seul cas de Pierre Seel. Ce travail secoue les anciens déportés et débouche sur la reconnaissance officielle de cette déportation. C'est le sens de l'interview que nous a accordé Jacques Floch', le secrétaire d'Etat aux Anciens Combattants.
210 DEPORTES HOMOSEXUELS FRANCAIS
Quatre années durant, la Fondation pour la mémoire de la déportation a fouillé les archives et rassemblé les documents. Un travail de fourmi qui aboutit à un résultat auquel on avait fini par ne plus croire : une liste de 210 noms de Français, déportés par les nazis en raison de leur homosexualité.
Ce document marque un tournant dans l'histoire de l'homosexualité en France puisque, jusqu'à présent, cette déportation n'était pas reconnue, ni par les pouvoirs publics ni par les associations d'anciens déportés. Une négation due notamment au fait qu'un seul Français, Pierre Seel, s'était fait connaître.
Désormais, il ne sera plus possible de refuser aux homosexuels de participer aux cérémonies commémoratives comme ce fut si souvent le cas… Une page est, enfin, tournée.
Comment la déportation homosexuelle est-elle devenue une revendication politique ? La réponse est simple : par la volonté de quelques homos. Dès les années 60, la revue "Arcadie" publie un premier témoignage anonyme. Peu d'échos
Il faut attendre la reprise de ce témoignage dans le numéro 12 de "Tout" (journal fondateur du mouvement homo en France), au début des années 70, pour que cette "information" intéresse des homos, au premier rang desquels Jean Le Bitoux, co-fondateur de "Gai Pied". C'est lui qui, à partir de sources étrangères, réalise les premiers articles qui vont tenter de mobiliser les gays.
Le choc vient de la publication, en 1979, du témoignage de Heinz Heger, déporté homosexuel allemand, puis, en 1982, du "coming out" de Pierre Seel, seul témoin français vivant connu de la déportation homosexuelle à partir de la France, en réaction aux propos homophobes de Monseigneur Elchinger, évêque de Strasbourg.
Parallèlement, ce sujet qui mobilise mal l'opinion gay trouve néanmoins sa traduction dans des "cérémonies pour se souvenir" dès 1976. Cette année-là, la gerbe homo est piétinée par d'anciens déportés. Cris, bousculades, échauffourées marquent les cérémonies jusqu'en 1996.
Durant cette période, ce sont les homos les plus politisés qui se saisissent du sujet. Il s'agit d'avancer prudemment, à l'instar de ce qui se passe à l'étranger, en Allemagne comme aux Pays-Bas où la reconnaissance officielle se fera pourtant plus vite. La revendication n'est jamais liée à la Gay Pride mais présente dans toutes les plateformes revendicatives des gays.
La raison ? Il s'agit de la page la plus noire et la plus récente de la persécution des homos en France. Elle s'est nourrie d'une homophobie antérieure et trouve un prolongement aussi douloureux que cynique dans l'oubli qui marque la fin de la guerre et les années qui suivent.
"Je suis autant effrayé par la déportation, les crimes que par leur oubli. Ce n'est plus un crime impuni, c'est un crime oublié" explique ainsi Jean Le Bitoux qui crée en 1989 le Mémorial de la Déportation Homosexuelle.
Aujourd'hui, les chiffres indiquent un tournant net et irréversible. Cette reconnaissance tant attendue n'est pourtant pas une fin en soi.
"Notre objectif serait qu'il n'y ait plus qu'une seule cérémonie officielle le jour du souvenir, que le Triangle rose soit gravé sur les monuments et présent sur les bannières officielles comme le préconise la Fondation, explique Jean Le Bitoux.
"Nous souhaitons aussi la création d'un monument à Strasbourg. Par exemple, une plaque de marbre rose sur l'ancien siège de la Gestapo de la ville où sont passées certaines des victimes. Mais quel symbole de faire de la capitale de l'Europe, la capitale de la mémoire européenne !
"Ce sera sans doute long, je n'oublie pas que l'association homo, HOSI, de Vienne a mis plus de vingt ans à faire apposer une plaque commémorant la déportation homosexuelle dans le camp de Dachau".
"En l'état des documents d'archives que nous avons pu consulter, il a été relevé 210 noms de personnes ayant été arrêtées, puis déportées par les nazis, au titre du motif 175, dont 206 étaient des résidants dans les trois départements annexés du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de Moselle et 4 étaient des Français d'autres départements, volontaires pour le STO [Service du Travail Obligatoire, ndlr], arrêtés en Allemagne" indique le rapport de la Fondation pour la mémoire de la déportation.
Ce document qui constitue "une contribution historique (…) hors de toute passion et apriorisme" ne s'appuie que sur les faits. Et ces derniers parlent : "En conclusion de l'étude des dossiers-statuts existants, nous pouvons affirmer que la déportation pour le motif d'homosexualité est un fait réel : d'une part dans cinq dossiers il est bien confirmé par les intéressés et/ou les services de police ; d'autre part, trois personnes ont été évacuées de Schirmek vers Gaggenau (qui figure dans le catalogue des camps et prisons), un vers Buchenwald et un vers Dachau, et enfin deux sont décédées à Allach pour l'une et Natzweiler pour l'autre. Deux d'entre elles ont obtenu le titre de déporté politique."
Ce rapport marque bel et bien un tournant historique dans la reconnaissance de la déportation homosexuelle à partir de la France.
"Au bout de quatre années de recherches historiques, la Fondation pour la mémoire de la déportation peut affirmer que la déportation pour motif officiel avancé d'homosexualité a bien existé pour un nombre relativement peu important de personnes (210 sur 161 000 déportés environ) et que parmi les personnes concernées certaines ont bien été envoyées dans d'autres camps et y sont mortes".
Qui sont ces déportés ?
Les déportés sont des hommes. En effet, le paragraphe 175, article du Code pénal allemand qui réprimait les homosexuels, ne s'appliquait qu'à eux. L'article a systématiquement été utilisé à partir d'août 1937 dans le cadre de l'élimination "des éléments nuisibles pour la société".
Les homosexuels arrêtés et incarcérés dans les camps portaient le Triangle rose, voire une barrette bleue au camp de Schirmeck (seul camp de concentration placé sur le territoire français).
La liste confidentielle des 210 personnes arrêtées en France au titre de l'article 175 établit que 206 d'entre elles ont transité et/ou ont été détenues dans les camps de Schirmeck et Natzweiler-Struthof (camps voisins).
Parmi les détenus les plus âgés, soixante-cinq personnes sont nées entre 1872 et le début du siècle et avaient donc entre 60 et 70 ans au moment de leur arrestation.
DES QUESTIONS QUI DÉRANGENT
La Fondation pour la mémoire de la déportation a choisi, dans son rapport, d'interpeller très directement les associations de déportés sur les suites de la publication des chiffres, nouveaux et authentiques, de la déportation homosexuelle à partir de France.
"Peut-on estimer que le chiffre de 210 noms concernés par la déportation pour homosexualité est suffisamment important pour être pris en considération, considérant que le nombre de Tsiganes recensés jusqu'à présent n'est que de 145, et que la matérialisation de cette déportation n'a jamais été mise en cause ?" interroge ainsi la Fondation qui demande aussi : "Ces déportés étaient tous des résidants français (…) Peut-on alors envisager de ne pas leur réserver le même traitement que celui de tous les autres déportés partis de France ?".
Longtemps avancé par certaines associations de déportés, un autre argument se trouve mis à mal. "Si l'on considère que les déportés pour le motif 175 à partir [des trois départements annexés contre la volonté de la population, ndlr] n'étaient pas des Français ; ou des résidants en France, ne faut-il pas appliquer la même mesure pour tous les déportés à partir de ces départements, pour quelque motif que ce soit y compris la résistance ?".
Pour Irène Michine, chargée de communication à la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes (FNDIRP) : "Ces gens déportés doivent être reconnus victimes de la déportation comme d'autres. Il y a maintenant des faits historiques auxquels il ne faut pas mêler des préjugés personnels. Il va y avoir des discussions à ce propos, mais il est souhaitable que le Triangle rose apparaisse sur les monuments commémoratifs".
"Il n'y a pas eu de déportation homosexuelle, soutient au contraire Pierre Eudes, secrétaire général de l'Union Nationale des Associations de Déportés, Internés et Familles de disparus (UNADIF) pourtant informé du rapport de la Fondation. Il ne s'agissait pas de Français mais d'Alsaciens. Je n'accorde pas beaucoup de crédit aux travaux de la Fondation dont les dirigeants ne sont pas d'anciens déportés".
"J'ai fait plusieurs camps et je n'y ai jamais vu de Triangles roses" soutient le responsable de l'UNADIF qui croit bon d'ajouter : "Ceux qui manifestent en faveur de cette reconnaissance ne sont pas les fils des déportés homos qui, comme chacun sait, ne se mariaient pas".
Très partagées, les associations de déportés devront tout de même répondre à cette question : "Le fait que ces déportés aient porté le Triangle rouge et non le Triangle rose (…) est-il un élément qui permette de nier l'existence de ce type de déportation ? Ne peut-on s'en tenir au constat de données historiques neutres et incontestables ?" demande enfin la Fondation.
INTERVIEW DE JACQUES FLOCH'
Secrétaire d'Etat à la Défense chargé des Anciens Combattants, Jacques Floch‘ commente en exclusivité pour "Illico" les résultats de l'enquête historique de la Fondation pour la mémoire de la déportation.
Comment expliquez-vous qu'il ait fallu attendre autant pour que la France reconnaisse la déportation des homosexuels à partir de son territoire ?
C'est une question de culture et de prise en compte des modes de vie des citoyens français. Cette reconnaissance tardive est surtout due à une incapacité à évoquer cette question directement après la guerre mais aussi à une raison arithmétique : le nombre de déportés homosexuels était faible par rapport au nombre total de déportés pour faits raciaux et pour antisémitisme ou faits de résistance.
Aujourd'hui, le dernier recensement nous indique que 210 personnes ont été déportées pour homosexualité. Aucune famille n'a demandé cette reconnaissance-là. Elles ne voulaient pas qu'on dise : "Notre, fils, notre cousin, notre neveu a été déporté simplement pour homosexualité". La société comprend désormais ce phénomène et l'accepte.
Pensez-vous que, sans les revendications d'un certain nombre d'associations homosexuelles, ce fait historique aurait été rendu public ?
Oui, un jour ou l'autre, on en aurait parlé. C'est obligatoire. Mais vous avez raison : si des personnalités ou des associations n'en avaient pas fait état, ce ne sont pas les pouvoirs publics qui auraient soulevé le problème.
Quel bilan tirez-vous de ce rapport ?
Un bilan très positif. Le mot va peut-être choquer mais le rapport de la Fondation permet de banaliser le fait. C'est-à-dire de le faire rentrer dans le droit commun.
Cela signifie-t-il que, désormais, la déportation homosexuelle fait partie intégrante de l'histoire de France ?
Tout à fait, c'est une partie de l'histoire de France. Les nazis et le gouvernement de Vichy ont commis ce crime d'envoyer en déportation et à la mort dans les conditions les plus affreuses possibles des gens simplement en raison de leurs mœurs. Ce qui est inacceptable pour une nation civilisée. Les pouvoirs publics doivent dire haut et fort que cela est inacceptable.
Le rapport de la Fondation pose un certain nombre de questions très directes aux associations d'anciens déportés. Craignez-vous leurs réactions ?
Je ne crains rien. Il ne faut pas établir une échelle du malheur. Le monde des anciens déportés n'est pas un bloc unanime. Les déportés subissent comme d'autres les évolutions des mentalités. Il faut un respect mutuel qui passe par la compréhension des faits et surtout la reconnaissance officielle de cette déportation. Ce que je fais ici en vous répondant. Compte tenu du travail de la Fondation, la réalité de la déportation homosexuelle ne peut plus être niée.
Que préconisez-vous pour la matérialisation de la déportation des homosexuels notamment au Mémorial de l'Ile de la Cité ?
Cette déportation doit être reconnue comme les autres déportations. Là où il y aura les symboles de toutes les déportations, cette déportation-là devra y être incluse. La proposition de la Fondation d'une grand triangle rouge avec la lettre F et puis, en dessous, tous les triangles avec les différentes couleurs dont le Triangle rose sur les monuments et les bannières officielles me semble la bonne solution. Le fait ne doit plus apparaître comme un fait d'exception. C'est un fait existant qui a la même commune mesure que les autres.
Jusqu'alors, les personnes déportées en fonction du paragraphe 175 à partir de la France et qui ont obtenu un titre de déporté ont eu celui de déporté politique. Pensez-vous, dès lors que les personnes concernées en font la demande, qu'elles doivent être reconnues comme déportés homosexuels ?
C'est à elles de décider. Ce que je ne ferai pas, c'est de rendre publique la liste des 210 personnes concernées. Tout simplement par respect pour les personnes, et faute d'avoir l'accord des intéressés.
Les associations homosexuelles seront-elles associées à l'élaboration du protocole pour la prochaine Journée de commémoration de la déportation ?
Si besoin est, nous les consulterons mais le protocole d'organisation est réservé aux associations d'anciens combattants et victimes de guerre. S'il existait une association de parents où même de déportés homosexuels, la porte lui serait ouverte. Une association homosexuelle ordinaire ne peut pas participer, pour des raisons de statut, à ce type de réunions.
Allez-vous adresser une circulaire aux préfets concernant l'organisation de cérémonies de commémoration de la déportation homosexuelle en régions ?
La circulaire sera envoyée dans quelques jours. Je signale aux préfets le travail de la Fondation pour la mémoire de la déportation et qu'en l'absence d'organisations de déportés homosexuels ou de parents de déportés homosexuels, les associations homosexuelles peuvent déposer une gerbe de fleurs et aller se recueillir sur les monuments en marge des cérémonies officielles qui restent réservées aux organisations officielles. J'ai indiqué cela aux préfets pour éviter les incidents qui, en la matière, ne sont pas regrettables mais détestables.