Raul Hilberg, historien (Burlington, Etats-Unis) [interrogé par Claude Lanzmann]
Je n'ai pas commencé par les grandes questions,
car je craignais de maigres réponses.
J'ai choisi, au contraire, de m'attacher
aux précisions et aux détails,
afin de les organiser en une "forme",
une structure qui permette
sinon d'expliquer, du moins de décrire
plus complètement ce qui s'est passé.
C'est ainsi que j'ai considéré le processus bureaucratique
de destruction -- ce fut cela
en effet --
comme une suite d'étapes se succédant en un ordre
logique,
et découlant par-dessus tout de l'expérience,
l'expérience passée.
Cela vaut tant pour les mesures administratives
que pour l'arsenal psychologique et même pour la
propagande.
Etonnamment peu fut inventé,
jusqu'au jour où, bien sûr, il fallut aller au-delà
de tout ce qui avait été fait et gazer ces gens,
c'est à dire les anéantir en masse.
Alors ces bureaucrates devinrent des inventeurs.
Mais comme tous les fondateurs, ils n'ont pas breveté
leurs accomplissements, ils ont préféré l'obscurité.
[Claude Lanzmann, interrogeant Raul Hilberg :] Qu'ont-ils pris
du passé, les nazis ?
Le contenu même des lois qu'ils promulguèrent,
par exemple l'exclusion des Juifs des charges publiques,
l'interdiction des mariages mixtes, l'interdiction
d'employer des domestiques aryennes
de moins de quarante-cinq ans,
les décrets de "marquage", en particulier l'étoile
jaune,
le ghetto obligatoire,
la mise sous tutelle de tout testament de Juif
rédigé en vue d'exclure
de l'héritage un chrétien.
Un grand nombre de ces mesures avaient été façonnées
au cours du temps, pendant plus de mille ans,
par les autorités de l'Eglise,
puis par les gouvernements séculiers
qui marchèrent sur leurs traces.
Et l'expérience ainsi accumulée devint un réservoir
où ils puisèrent en vérité à un point étonnant.
Vous pensez qu'on peut comparer chaque mesure ?
On peut comparer un grand nombre de lois et de décrets
allemands avec leurs répondants dans le passé
et établir d'absolus parallèles,
même dans le détail, comme s'il existait une mémoire
qui se prolongeait automatiquement jusqu'aux
années 1933,
1935, 1939 et au-delà.
A cet égard, ils n'ont rien inventé ?
Ils ont très peu inventé, même pas le portrait du Juif
qu'ils ont emprunté
à des textes remontant au XVIe siècle.
Ainsi même la propagande, monde de l'imagination,
de l'invention,
même là, ils furent à la remorque de leurs
prédécesseurs,
de Martin Luther au XIXe siècle.
Là encore, ils n'inventèrent pas.
Ils inventèrent avec la Solution finale.
Ce fut leur grande invention et c'est en quoi le processus
entier fut différent de tout ce qui avait précédé.
A cet égard,
ce qui s'est produit, lorsque la Solution finale
fut adoptée
ou, pour être plus précis,
lorsque la bureaucratie en fit sa chose,
fut un tournant dans l'Histoire.
Même ici, je suggèrerais une progression logique
qui vint à maturation
dans ce qu'on pourrait appeler une culmination.
Car dès les premiers temps, dès le IVe siècle,
le Ve et le VIe siècle,
les missionnaires chrétiens avaient dit aux Juifs :
"Vous ne pouvez pas vivre parmi nous comme Juifs."
Les chefs séculiers qui les suivirent dès le haut
Moyen Age décidèrent alors :
"Vous ne pouvez plus vivre parmi nous."
Enfin les nazis décrétèrent : "Vous ne pouvez plus
vivre."
Donc les trois étapes furent : la première,
la conversion,
suivie par la ghettoïsation...
L'expulsion. Et la troisième fut la solution territoriale,
celle qui fut mise en oeuvre dans les territoires sous
contrôle allemand, excluant l'émigration :
la Mort,
la Solution finale.
Et la Solution finale, voyez-vous, est véritablement
finale,
car les convertis peuvent toujours rester juifs
en secret,
les expulsés peuvent un jour revenir,
mais les morts ne réapparaîtront jamais.
Et s'agissant de la dernière phase,
ils furent vraiment des pionniers ?
Oui, c'était sans précédent et totalement neuf.
Et comment peut-on donner
une idée de cette absolue nouveauté, car je pense
que pour eux-mêmes aussi, c'était neuf ?
Oui, c'était neuf et c'est la raison pour laquelle
on ne peut trouver un seul document,
un plan spécifique, un "mémo" qui stipule noir
sur blanc :
"Désormais les Juifs seront tués."
Tout se déduit de formulations générales.
Formules générales ?
Oui, le terme même de Solution finale, totale ou
territoriale,
permet au bureaucrate "d'inférer" à partir de là.
On ne peut lire tel document,
même la lettre de Goering à
Heydrich (été 1941), qui le charge en deux paragraphes
de procéder à la Solution finale,
et examinant ce texte, considérer que tout est élucidé,
loin de là.
Loin de là ?
Oui. C'était une autorisation d'inventer,
de commencer quelque chose
qui ne pouvait pas jusqu'ici être mis en mots.
C'est ainsi que je vois les choses.
Et c'était vrai dans tous les domaines ?
Absolument.
A chaque phase de l'opération, il fallut inventer.
Certainement, à ce point,
car chaque problème était sans précédent :
non seulement comment tuer les Juifs
mais que faire de leurs biens et comment empêcher le
monde de savoir ?
Cette multitude de problèmes... Tout était neuf.
Source : Shoah, de Claude Lanzmann, Gallimard, collection Folio (N°3026), Paris, pages 107-111.
Le texte ci-dessus est la retranscription des sous-titres du film de Claude Lanzmann, Shoah, disponible en DVD.
|