Raul Hilberg, historien (Burlington, Etats-Unis) [interrogé par Claude Lanzmann]
Ceci est "l'ordre de route" n°587,
typique des trains spéciaux.
Le numéro vous donne une idée de leur nombre.
Au-dessous, "Nur für Dienstgebrauch" :
"Réservé à l'usage interne",
ce qui est très en bas de l'échelle du secret.
Et que sur ce document concernant les trains
de la mort,
il n'y ait pas
-- non seulement sur celui-ci mais sur aucun --
le mot geheim, secret, est étonnant pour moi.
Mais à la réflexion, le terme "secret" eût incité
les destinataires à s'interroger,
à poser peut-être plus de questions,
eût arrêté leur attention.
Or, la clef de toute l'opération sur le plan
psychologique
était de ne jamais nommer
ce qui était en train de s'accomplir.
Ne rien dire.
Faire les choses.
Ne pas les décrire.
D'où le : "réservé à l'usage interne".
Et voyez aussi combien ont connaissance de ce
document !
"Bfe(1)" : gares.
Sur cette ligne, nous en avons...
huit, et ici, nous sommes à Malkinia qui est bien sûr
la dernière avant Treblinka.
Vous avez donc huit destinataires
pour cette relativement courte distance,
via Radom, jusqu'au district de Varsovie,
huit, car le train passe par ces huit gares
et chacune d'elle doit être avisée.
Mais pourquoi deux feuillets si un seul suffit ?
Nous trouvons donc PKR, sigle qui désigne
un train de la mort roulant vers son but,
mais aussi le train vide après son arrivée à Treblinka
qui maintenant en repart.
Et vous le savez aussi par la lettre "L",
leer, figurant ici.
[Claude Lanzmann, interviewant Raul Hilberg :] Oui, "Rückleitung des Leerzuges",
qui signifie "retour du train vide".
Observez
le peu de subtilité du système de numérotation :
nous passons de 9228 à 9229
puis 9230,9231,9232.
Aucune originalité ici, un trafic des plus ordinaires.
Trafic de mort !
Et maintenant, le train quitte un ghetto
en cours de liquidation,
pour Treblinka.
Il part le 30 septembre 1942
à 4h18 -- selon l'horaire tout au moins --
et il arrive à Treblinka le matin suivant, à11h24.
C'est un train très long,
cela explique sa lenteur.
Vous lisez "50G",
cinquante wagons de marchandise, bourrés de gens :
un transport exceptionnellement "lourd".
Heure d'arrivée : 11h24,
c'est le matin,
15h59, heure de départ. Dans ce laps de temps,
le train doit être déchargé, nettoyé,
et prêt à repartir.
Et la numérotation se poursuit,
avec le train vide.
Il part à 4 heures de l'après-midi
et se dirige vers une autre petite ville,
où il prend des victimes.
Et vous voyez, il est trois heures du matin
quand il repart pour Treblinka,
qu'il atteint le lendemain.
Mais on dirait qu'il s'agit du même train ?
C'est le même, mais oui, le même,
seul le numéro change à chaque fois.
Donc il retourne à Treblinka.
Encore un long trajet. Il arrive puis repart ailleurs.
Même situation, même voyage.
Re-départ pour Treblinka
et finalement arrivée à Czestochowa le 29 septembre.
Et la boucle est bouclée.
C'est ce qu'on appelle un "ordre de route".
Et si vous faites le décompte des trains pleins...
nous parlons peut-être de dix mille Juifs morts
sur ce seul "ordre de route".
Plus de dix mille !
Soyons modestes.
Mais pourquoi un pareil document
est-il si fascinant ?
Car j'étais à Treblinka
et considérer à la fois Treblinka
et le document...
Quand j'ai en main une telle pièce,
surtout s'agissant d'une pièce originale,
je sais que le bureaucrate de l'époque
l'a eu lui-même entre les mains.
C'est un artefact. C'est tout ce qui demeure.
Les morts ne sont plus là.
La Reichsbahn était prête à transporter
n'importe quelle cargaison contre argent.
Et donc à expédier les Juifs
vers Treblinka,
Auschwitz, Sobibor ou ailleurs,
pourvu qu'on la paie au kilomètre, selon le prix en
vigueur,
tant de pfennigs par kilomètre.
Le système fut le même tout au long de la guerre :
demi-tarif pour les moins de dix ans, gratuité
pour les moins de quatre ans.
On ne payait que l'aller simple.
Pour les gardes seuls, le retour était inclus.
Pardon, les enfants de moins de quatre ans
envoyés dans les camps d'extermination
étaient gazés sans frais ?
Oui, le transport était gratuit.
En outre, l'organisme payeur
était celui qui passait commande des trains
-- la Gestapo, les services d'Eichmann --
et parce que cet organisme
avait des problèmes de trésorerie,
la Reichsbahn consentit des tarifs de groupe.
Les Juifs furent ainsi transportés au tarif excursion.
Celui-ci s'appliquait
à partir d'un minimum de quatre cents personnes :
tarif charter.
Mais les Juifs en bénéficièrent
même s'ils étaient moins de quatre cents,
et de ce fait, pour les adultes aussi, ce fut moitié prix.
Maintenant, si les wagons étaient souillés
ou endommagés -- ce qui n'était pas rare --
à cause des longs trajets
et parce que 5 à 10% des prisonniers mouraient
en route,
un supplément était facturé pour les dégâts.
Mais, en principe,
tant qu'il y eut paiement, il y eut transport.
Parfois, les SS obtenaient du crédit
et les transports précédaient le paiement.
Car, voyez-vous, toute l'affaire
-- et c'était le cas pour n'importe quel voyage,
de groupe ou individuel --
était traitée par une agence de voyages.
C'est "l'Agence de voyages d'Europe centrale"
qui s'occupait de la facturation, de la billetterie...
Vraiment, c'était la même agence ?
Absolument, l'agence de voyages officielle !
Elle expédiait les gens aux chambres à gaz
ou les vacanciers vers leur villégiature préférée.
C'était le même bureau, la même procédure,
la même facturation.
Aucune différence !
Aucune différence.
Et chacun faisait ce travail comme
s'il était le plus normal du monde.
Et il ne l'était pas !
Non, il ne l'était pas.
Et même les règles compliquées de change étaient
observées si des frontières devaient être franchies,
ce qui n'était pas rare.
Par exemple ?
Eh bien, le cas le plus intéressant est la Grèce,
les transports de Salonique, au printemps 1943 :
quarante-six mille victimes, une distance
considérable.
Même au tarif groupe, la facture se montait à deux
millions de marks.
C'était une somme !
Et le principe de base est le même encore
aujourd'hui,
partout dans le monde.
On paie dans la monnaie du pays d'origine,
mais il faut rembourser les chemins de fer des pays
traversés dans leur propre monnaie.
De Salonique, ils passaient par la Grèce...
C'étaient des drachmes.
Oui, et puis ils empruntaient le réseau serbe
et croate,
enfin la Reichsbahn, qui voulait des marks.
Et, ironie, le commandant militaire à Salonique,
responsable en dernier ressort
du paiement de l'opération,
n'avait pas les marks.
Mais il avait des drachmes.
Ceux-ci provenaient des biens juifs confisqués,
utilisés précisément à cette fin :
c'était de l'autofinancement.
La SS, ou l'armée, confisquaient les biens juifs
et, avec les dépôts bancaires, finançaient
les transports.
Les Juifs eux-mêmes
payaient donc pour leur mort !
Absolument. N'oubliez jamais :
Il n'y avait pas de budget pour la Destruction.
(1) Banhöfe (gares).
Source : Shoah, de Claude Lanzmann, Gallimard, collection Folio (N°3026), Paris, pages 197-204.
Le texte ci-dessus est la retranscription des sous-titres du film de Claude Lanzmann, Shoah, disponible en DVD.
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