Pierre Seel nous a quitté il y a cinq mois. On ne verra plus sa silhouette menue, son chapeau, son écharpe rouge. On n'entendra plus ses colères contre l'oubli des temps ni contre les récupérateurs de tout poil. Cet Alsacien est décédé, à 82 ans, non sur ses terres natales mais dans sa terre d'élection, à Toulouse. Il y est enterré non loin, sur les terres natales de son ami Eric, qui est ici parmi nous.
Pierre Seel s'est retrouvé à 17 ans convoqué par la Gestapo et interné après avoir été torturé, sur la base d'un fichier de la police française illégal remis aux autorités d'occupation. C'est sur un lieu de drague qu'a commencé un cauchemar qui a englouti sa vie entière, c'est à dire jusqu'à son dernier souffle. Ce lieu de drague était à Mulhouse l'équivalent de nos Tuileries parisiennes. Ce jardin existe toujours. Je me suis promené avec lui dans ces allées caillouteuses bordées de frondaisons, poétiques le jour, meurtrières la nuit. Car c'était un guet-apens, un carrefour des haines urbaines et politiques. Nous allons demander à Jean-Pierre Boeckel, maire socialiste de cette ville d'Alsace, que ce square charmant dont l'envers du décor était l'horreur de la rafle puisse s'appeler un jour le square Pierre Seel.
J'ai également marché à ses côtés dans le camp de concentration alsacien du Struthof. C'était entre les deux tours des dernières élections présidentielles. Une manière de dire que si l'extrême droite arrivait à nouveau au pouvoir, nous, nous avions déjà rejoint notre ultime destination. Il n'y avait plus qu'à fermer les grilles. Devant trois télévisions, Pierre a également déclaré, face au mur de toutes les plaques du souvenir, qu'il en manquait une, celle des victimes des nazis accusées d'homosexualité. Les autorités ont donné le feu vert. Donc la procédure est engagée.
Durant de nombreuses années, nous avons, ensemble ou séparément, été présents aux quatre coins de l'hexagone aux cérémonies du mouvement homosexuel qui souhaitait honorer une mémoire dont il était encore le témoin vivant. Pierre a également lancé de nombreux appels pour ne pas être le seul à témoigner, mais en en vain. Car si de la guerre l'on revient ensemble, avec le souci de la mémoire pour ses compagnons d'armes qui ont vécu la même tragédie que vous, quand bien même eussent-ils disparu, du camp l'on revient irrémédiablement seul et l'on se tait parfois pendant des décennies. C'est une injonction des nazis, eussent-ils perdu la guerre. On emmène dans sa gorge la barrette bleue, dans son coeur le triangle rose. C'est un silice que l'on n'arrive pas à arracher. La honte continue à faire son oeuvre. Et puis comment dire toutes ces horreurs ? Et à qui ? Qui veut bien entendre ce méfait spécifique du nazisme ? A l'heure, pas les politiques, pas les familles, non plus les amis qui on disparu ou qui ont repris leur vie quotidienne et qui ont envie comme les autres de tourner la page, quitte à marcher sur des charniers oubliés.
Pierre Seel est le premier et le dernier témoin d'un carnage que l'histoire officielle a préféré oublier, produisant une histoire officielle tellement ritualisée qu'elle n'a finalement plus de sens. Les vainqueurs communistes et gaullistes se sont partagé en 1945 le "devoir de mémoire" et ordonnancé les commémorations avant que ne soit historiquement établi l'état des lieux exhaustif de tous ces carnages. La Shoah ne s'est pleinement inscrite dans l'Histoire qu'au milieu des années soixante-dix. Comme l'a rappelé M. Lionel Jospin, il manquait le souvenir officiel des malheurs des Républicains espagnols, des Rôms et des homosexuels. On oublie également le rôle immense accompli par de nombreuses femmes dans la Résistance. Avant que ne soit achevé le travail des historiens, la messe était dite. Mais c'était une histoire tronquée. Dans le film "Le Paragraphe 175", Pierre Seel hurle : "J'ai honte pour l'humanité !".
J'ai eu vingt-cinq ans d'amitié avec Pierre. Certes avec quelques moments de turbulence, comme toutes les amitiés. De plus, nous avions exactement vingt-cinq ans de différence, lui né en 1923 et moi en 1948, mais nés le même jour et à la même heure. A une génération près, j'ai donc perdu mon frère jumeau.
Et puis, grâce à lui, j'ai appris à aimer l'Alsace, cette zone stratégique de l'Histoire en Europe. Pierre, pour l'avoir vécu, était bien conscient que cette région transfrontalière était génératrice de guerres, une source de conflits de générations, de drapeaux alternativement français ou allemands, d'incompréhension au sein même des familles ou de mariages interreligieux impossibles à célébrer, et ainsi d'histoires d'amour de la sorte brisées.
Pour Pierre, l'Alsace fut le lieu d'une enfance heureuse, puis d'une adolescence tourmentée, enfin le point de départ cauchemardeque d'un périple européen immense et épuisant. Le retour en Alsace fut d'une ingratitude telle qu'il se résolut à partir. Il tenta d'oublier, lui aussi. Mais après quarante ans de silence, un volcan brûlant explosa. Une mémoire intacte surgit. Il n'y avait plus qu'à l'écrire. C'est ce que nous avons fait. Armé de son ouvrage, Pierre a pris la route, enchaînant conférences, films et reportages. Au bout de la route, l'épuisement final certes, mais la mission accomplie.
Merci, Pierre ! Tu es en terre, mais grâce à toi, un morceau, et non des moindres, de ces années lugubres de l'histoire de l'Europe a été exhumé. Avec le témoignage de l'Autrichien Heinz Heger, nous avons là le surgissement d'une parole qui a pu enfin être entendue par nous mais pas encore reconnue par tous, nous qui savons que l'Histoire, c'est toute l'Histoire et la Mémoire, c'est toute la Mémoire.
Nous sommes ici, comme vous, dans le deuil d'un ami cher, d'un amour disparu, d'un militant infatigable, d'un constestataire valeureux de la mémoire officielle, d'un citoyen exigeant. Avec Eric, nous avons tenté qu'il résiste le plus longtemps possible à l'abattement devant l'injustice de l'Histoire, la méfiance des fédérations de déportés, la haine aussi : un jour, après un passage télévisé, il fut tabassé dans une rue de Toulouse. Une croix nazie orna un temps la porte de son domicile.
Mais grâce à Pierre, l'amnésie a cessé. Le Président de la République a reconnu cette tragédie. Les commémorations intègrent peu à peu notre présence. La commission historique lancée par M. Lionel Jospin poursuit ses travaux. J'ai montré à Pierre les premières listes d'Alsaciens déportés pour homosexualité. Il y a retrouvé certains noms avec une grande émotion. Les larmes ont coulé.
Nous avons tenté en vain de lui faire obtenir, avec son accord, la distinction de Chevalier de la légion d'Honneur. A titre posthume, cela s'avère impossible. Qu'importe ! L'essentiel est de préserver sa mémoire, de relayer son message, de protéger son témoignage et de continuer à l'aimer...
Merci pour lui.
Jean Le Bitoux
Discours prononcé par Jean Le Bitoux le samedi 22 avril 2006, lors de la cérémonie organisée en hommage à Pierre Seel dans les salons de l'Hôtel de Ville de Paris, sous le haut patronnage de Monsieur Bertrand Delanoë, maire de Paris.
Photo : Pierre Seel, photographié en 1997 par Orion Delain.
Textes : lire également sur ce site un assassinat barbare, un incident sans conséquences..., les années de honte, tirés de l'ouvrage Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel, écrit en collaboration avec Jean Le Bitoux, éditions Calmann-Lévy (1994), et La Guenille, le poème d'André Sarcq dédié à Jo, à Pierre Seel et aux homosexuels massacrés par les nazis
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